En effet, le kikongo véhiculaire « fut l’objet d’un compromis linguistique entre Africains d’origines différentes d’une part et immigrés d’autre part. Il surgit spontanément sous la pression des circonstances pratiques et du besoin de communiquer » .
Fehdereau soutient que le kikongo serait le simple fruit des contacts commerciaux longtemps entretenus entre les populations habitant la région du Bas-Congo et les Bangala du haut-Congo. D’autres linguistes placent les origines lointaines du Kikongo à l’époque de la traite et de l’esclavage au 16ème siècle dans le royaume Kongo. Un besoin de communication s’imposait en ce temps entre ces esclaves déracinés de leurs milieux et conduits vers la côte dans des centres comme Boma, Loango, Luanda. Pour Fehdereau, au début de la période coloniale, les voies commerciales réveillèrent les vieilles relations entres les peuples kongo et bangala.
Stanley, pour explorer l’Afrique (1877-1879), les constructeurs des lignes de chemin de fer Matadi-Léopoldville et Brazzaville-Pointe Noire, durent engager porteurs ou travailleurs d’origines diverses. Ce brassage de populations suscita un besoin de communication : ce fut le « kikongo ya Leta », langue pidgin tirant son origine des différents dialectes kongos parlés dans la région. Administrateurs et commerçants l’étendirent jusqu’à 1.000 km dans l’intérieur du pays.
Au début de la Mission du Kwango, les Jésuites adoptèrent le parler de la région de Kisantu et de l’Inkisi : ils ne pouvaient pas faire autrement pour les rapports ordinaires avec la population, l’évangélisation et les écoles.
Le kikongo comprend deux versions dans la conception jésuite de cette époque : le kintandu, dialecte tribal des Bantandu, appelé aussi kikongo, parlé dans la région de Kisantu et de l’Inkisi. Les Jésuites l’utilisèrent pour l’évangélisation des populations de la mission du Kwango (Bas Congo – Kwango – Kwilu – Kasaï) et aussi pour instruire les enfants dans leurs écoles. Par contre, le kikongo ya Leta, appelé aussi kituba ou ikele-ve est le parler véhiculaire de plusieurs régions congolaises et même non congolaises comme nous l’avons indiqué plus haut.
Au début de l’évangélisation du Kwilu par les Jésuites, le kikongo ya Leta, cette langue si vivante et si répandue fut dénigrée. La plupart des Jésuites, surtout les mordus de kintandu traitèrent le kikongo ya Leta de « Ikele-ve » le plus plat.
Mais très rapidement, le vocabulaire de kikongo ya Leta s’enrichit d’emprunts à des idiomes kongo et au lingala, le système de conjugaison se simplifia, l’expression des relations par infixes disparut, remplacé par l’utilisation de la préposition et on ne marqua plus les différences de tons. La langue traditionnelle resta dans les milieux coutumiers de la brousse et de la forêt. Le kikongo ya Leta se répandit dans les cités et centres extra-coutumiers de sorte que les jeunes de ces centres finirent par ignorer la langue ancestrale, parfois même le nom de leur village d’origine et celui de leurs grands-parents ainsi que les liens qui les rattachent à d’autres clans .
Mais bien avant cela, les différentes tribus du Kwilu éprouvèrent beaucoup de difficultés avec le kintandu « surnommé » ironiquement « kikongo ya ba mimpe », c’est-à-dire le kikongo des Pères (missionnaires). Les populations du Kwilu apprenaient le catéchisme en kintandu, en famille, elles parlaient leur langue tribale (yansi, mbala, mbun, wongo, pende, hungaan,…) et dans les échanges commerciaux, elles employaient le kikongo ya Leta. Les enseignants de 1ère et 2ème primaire devaient donner leurs cours en français depuis l’an 1960, 1961. Avant cette ordonnance du Ministère, on commençait le français en 3ème primaire. Théoriquement, les autres cours se donnaient en kintandu. En 1961, Mgr André Lefebvre, évêque de Kikwit donnait comme ordre : « donner la religion en kintandu ; pour les autres cours, suivez les instructions du gouvernement. » Alors en 1ère primaire, les enseignants demandaient : « Que dois-je faire : je dois donner mes cours en français, la religion en kintandu et mes élèves ne parlent que le kiyansi (c’était à Bwatundu – Koy, Paroisse de Yasa/Lukula).
Affrontés à la diversité linguistique au Kwilu, les Jésuites abandonnèrent petit à petit le kintandu au profit du kikongo ya Leta. Fort heureusement, certains parmi les jésuites come le Père Delaere, auteur de la vie de Jésus qu’il publia en 1971 traduisant en kikongo ya Leta, celle qu’il avait écrite en kintandu en 1929 ; un autre « champion » fut le Père Swaertenbroeckx, spécialiste en kiyansi (kiyeye) de Beno qui publia en 1971 le premier dictionnaire de poche en kikongo ya Leta-Français ; Français-Kikongo.
Comme les Jésuites vivant au contact quotidien des citadins et des villageois remarquaient avec le clergé congolais l’influence grandissante du kikongo ya Leta, tous comprirent que « comme les arbres s’inclinent au souffle du vent », le bon sens demandait une nouvelle adaptation linguistique à laquelle tout le monde s’attela. Si, pour les évangélisateurs et éducateurs de Kisantu et environs, le kintandu était à maintenir et à développer, ceux de Boma, Matadi, Kenge, Kikwit et Idiofa étaient d’accord pour utiliser le Kikongo ya Leta aussi bien dans l’enseignement profane que dans la formation religieuse, même si leurs devanciers avaient publié des brochures religieuses ou autres en langues locales.
Nous ne parlons pas ici du territoire des Bayaka qui, plus homogène linguistiquement que le Kwilu ne se laissèrent pas « contaminer » par le kikongo ya Leta. Ils eurent chez eux des évangélisateurs et éducateurs de même calibre que ceux du Kwilu pour ne citer que les Pères J.B. Hanquet sj, Georges Dumont sj, Michel Plancquaert sj, Léon de Beir sj, Alain van der Beken sj, Hubert van Roy sj, Robert Hermans sj, l’Abbé Ignace Bukedi, …
A Kisantu, dès 1901, on imprima en kintandu à l’intention des régions qui devinrent les diocèses de Kisantu, Kenge, Popokabaka, Kikwit, Idiofa de livres religieux, des livres de lecture et de science pour les classes ainsi que le mensuel « Ntetembo eto » donnant des articles de formation religieuse et pédagogique, ainsi que des nouvelles locales et les grands événements extérieurs à la région.
Quant l’imprimerie de Banningville (l’actuel Bandundu) en fut capable, elle édita aussi des manuels scolaires, religieux (livres de chants, p. ex.) et le mensuel « Lukwikilu lueto ». Si tout était en kintandu, on commença à le simplifier jusqu’au jour où on le remplaça carrément par du kikongo ya Leta.
En 1968, la commission interdiocésaine pour la liturgie fut fondée. Mgr Alexandre Nzundu (Kikwit) la présida, accompagné de Mgr Raymond Ndudi (Boma), René Toussaint (Idiofa), François Hoenen (Kenge) : la première réunion se tint à Leverville (Soa) du 21 au 23 avril 1968. Les délégations diocésaines comprenaient :
Pour Kikwit : l’Abbé Doyen Wawa de Leverville-Soa, le Père Charles Ngenzhi sj de la « Maison de l’Information » à Kikwit, le P. Jan de Decker sj de Kikwit-Sacré-Coeur, François-Xavier Breuls sj de Kikwit Sacré-Cœur, le Père Edouard Matadi sj de Kikwit-cité.
Pour Kenge : Mgr Ernest Binton, Vicaire général.
Pour Idiofa : l’Abbé Doyen Justin Tshipungu.
Pour Boma : l’Abbé Joachim Mbadu, curé de Boma I, l’Abbé Antione-Vital Mbadu-Kwalu, séminariste de Mayidi.
Pour éviter la confusion entre les « deux kikongo » on appelera « kintandu » l’idiome utilisé à Kisantu et environs et « kikongo » ou « kikongo véhiculaire », la langue parlée ailleurs .
L’utilisation de plus en plus étendue du kikongo ya Leta facilita la publication de manuels scolaires (imprimés à Bandundu), des livres liturgiques, des livres de chants et de formation civique ou professionnelle signés par les abbés Antoine Wawa (liturgie) et Célestin Kinzanza (chants), biblique par le Centre Saint Irénée avec le Père Jean-Marie Widart et ses collaborateurs Jésuites et laïcs dont : le Père Marcel Gudena, juridique avec les Pères Léo Duvieussart et Pierre de Quirini.
La sagesse pleine de bon sens de saint Ignace de Loyola recommandant de respecter la culture des peuples auxquels les Jésuites seraient envoyés, nous invite à tenir compte des circonstances de personnes, de lieux, de temps.
Lors de son homélie au cours de la messe de clôture de la 35ème Congrégation Générale à Rome le 6 mars 2008, le Supérieur Général de la Compagnie de Jésus, le T.R.P. Adolfo Nicolás ne recommandait-il pas le respect de la culture des peuples sur les lieux de mission ? « Et nous avons compris ‘aller’ ne signifie pas seulement prendre l’avion, mais aussi entrer dans la culture, entrer dans la vie des hommes. Solidarité, empathie, inculturation, respect des autres »
En ce temps où les Africains deviennent de plus en plus nombreux à être envoyés en mission dans leur propre pays, ne sont-ils pas appelés au respect de la culture des ethnies qui les accueillent en apprenant d’abord leur langue. Si des Européens ont su parler nos langues et « s’inculturer » à nos modes de pensée et de vivre, comment les Africains n’y arriveraient-ils pas ? Si les Africains partis à l’étranger maîtrisent suffisamment les langues pour faire des études supérieures et assumer des postes de responsabilité politique, religieuse ou commerciale comment leurs frères et sœurs restés au pays pourraient-ils se croire incapables d’assimiler la langue de leurs voisins ? |