LES TROIS SOURDS
Un jour qu’elle était en train de piocher la terre, arriva près d’elle un homme tout aussi sourd qu’elle. Il cherche ses moutons qu’il a égarés, et lui dit: «Mes moutons se sont sauvés. Ne sont-ils pas passés par ici? Il y en a un qui boite de la patte de derrière. Je vous le donnerai en cadeau, si vous pouvez m’indiquer dans quelle direction est parti mon troupeau.» La femme n’a rien entendu, rien compris. Elle pense que l’homme lui demande jusqu’où s’étend son champ. Alors, elle allonge le bras et lui dit: «Mon champ va jusque-là, après, c’est le champ de ma voisine.»
L’homme, voyant le bras levé, croit que la femme lui indique où sont ses moutons. Il part de ce côté et a la chance d’apercevoir son troupeau broutant derrière un buisson.
Tout heureux, il prend dans ses bras le mouton boiteux, revient vers la femme et lui tend l’animal en disant: «Je suis allé à l’endroit que vous m’avez indiqué et j’y ai trouvé mes bêtes. Aussi, voilà le mouton que je vous ai promis.»
La femme regarde le mouton et voit qu’il boite; elle s’imagine que l’homme l’accuse d’avoir blessé cet animal. Alors, elle se fâche et s’écrie: «Comment pouvez-vous dire que j’ai blessé ce mouton? Je n’ai même pas vu votre troupeau. Puisque vous m’accusez, je saurai me défendre. Allons au tribunal.»
L’homme, la voyant en colère, croit qu’elle refuse le mouton boiteux, en voulant un autre en bon état. Il se fâche à son tour et s’écrie:
«C’est ce mouton que je vous ai promis et pas un autre! Puisque vous n’êtes pas contente, nous nous expliquerons devant le juge. Allons au tribunal.»
Tous deux partent donc au tribunal, tandis qu’en route ils ne cessent de se disputer, chacun ne comprenant rien de ce que l’autre lui dit.
Ils arrivent devant le juge. Le tribunal est installé sous l’arbre aux palabres, au milieu de nombreux spectateurs. Le juge dit aux nouveaux venus:
«Racontez-moi votre affaire.»
L’homme s’avance et dit: «Je cherchais mes moutons qui s’étaient égarés. J’ai vu cette femme qui piochait un champ. Je lui ai dit que, si elle me montrait où était mon troupeau, je lui donnerais un mouton, celui qui boite. Elle m’a indiqué un endroit avec le bras. Je suis allé par là et je les ai retrouvés. Alors, je lui ai apporté le mouton boiteux, mais elle crie et me dit des injures, me demandant un mouton en bon état. Seigneur Juge, elle doit être punie pour son insolence.»
Là-dessus, l’homme se tait et le juge dit à la femme : «A ton tour.»
La femme s’avance et dit: «Je piochais mon champ. Cet homme est venu me demander jusqu’où il s’étendait. Je le lui ai montré avec mon bras. Quand il est revenu, il avait un mouton boiteux dans les bras et m’a accusé d’avoir blessé cet animal. Comment aurais-je pu blesser cet animal, ne sachant même pas que des moutons étaient dans les parages ? Seigneur Juge, il doit être puni pour son mensonge!»
Le juge, lui-même absolument sourd, n’a pas compris un seul mot de ces deux discours. Il croit que l’homme et la femme sont mariés, et voyant que la femme porte un enfant sur son dos, s’imagine que cet enfant est la cause de leur dispute.
Se tournant vers l’homme, le juge lui dit: «N’as-tu pas honte de parler ainsi! Cet enfant est ton fils; d’ailleurs, il te ressemble. Donne à cette femme tout ce qu’elle te demande en argent et en nourriture…»
En entendant ce jugement, tous les spectateurs éclatent de rire. Et... quoique n’ayant rien compris, le juge et les deux plaignants... en font autant! Et ils s’en vont, réconciliés.
Moralité
«Que le procès soit gagné ou perdu, pas de profit». (Proverbe Ekonda)
«Il vaut mieux aller là où l’on se réconcilie que là où l’on tient palabre.» (Proverbe Kiyombe)